La motricité de l’élève en Danse
Dans cet article, notre attention va se porter sur la motricité de l’élève et sur la relation entre les danseurs, le “être ensemble”. Cette analyse cherchera à mettre en évidence la notion de l’appui en danse. Nous chercherons à comprendre l’activité de l’élève par le prisme de son corps en action avec le groupe, dans un environnement structuré par la danse, l’enseignant et la classe.
OBSERVER
Préambule à l’observation
La lecture de la vidéo nécessite de re-contextualiser la séquence filmée. Nous sommes en classe de 2de, courant mars, après 4 leçons de danse. Chaque leçon, depuis le début du cycle, se découpe en un temps de mise en danse, ce que nous nommons “la mise en disponibilité”. Après cette mise en disponibilité, les élèves passent à un travail en atelier de création, ils explorent des mouvements émergents, grâce à des éléments inducteurs. Par la suite, les élèves sont invités à créer un duo qui sera présenté devant la classe, appelé espace scénique.
Avant cette 4e leçon, les mouvements nécessaires pour danser avec un partenaire ont été appris.
Les élèves ont précisé chaque appui ou partie du corps sollicités dans l‘espace, en verbalisant : à droite ou à gauche, dans quel sens effectuer la rotation, comment positionner leurs bras et où porter leur regard ? Une fois les duos créés, chaque doublette s‘associe avec une autre pour former un quatuor. Cette étape demande un travail supplémentaire pour trouver les liaisons entre les duos, notamment dans l‘écriture de l‘espace. Pour terminer, ils ont intégré, dans leur quatuor, en plus des deux duos, une phrase commune dansée apprise par toute la classe. Le temps est maintenant à la présentation des quatuors dans l‘espace scénique devant tous les élèves.

Qu’est-ce que nous observons ?
Premier ciblage observable : le quatuor, et son écriture chorégraphique dans l’espace : nous voyons deux duos en parallèle, l’espace n’est pas envisagé communément, le fruit du hasard apporte des instants communs aléatoires qui demandent à être précisés. Les deux duos sont côte à côte, la prise de conscience de l’autre dans le duo n’est pas prise en compte, ils sont concentrés sur leur espace proche et propre ,les regards discrets et réguliers sont tournés vers le partenaire .Les séquences présentées, que ce soient les duos ou le quatuor, ne sont pas encore liées entre elles, elles sont collées les unes à côté des aux autres, comme un séquençage . Nous ne voyons pas un ensemble qui fait sens mais une association de mouvements sans liens. L’espace commun n’est pas construit, n’est pas écrit et n’est pas précis. Le danser ensemble n’est pas suffisamment significatif.

L’élève
Deuxième ciblage sur l’élève, nous observons globalement des gestes dansés séquencés, "syllabés", précisément sur les duos, les liaisons ne sont pas installées, chaque mouvement, chaque phrase dansée est interrompue par un micro temps d’arrêt. La fluidité n’ est pas encore lisible, visible.
Nous observons des crispations musculaires - dans le pré-mouvement - l’équilibre et les appuis sont instables. Dans sa motricité dansée, l’élève est verrouillé dans ses articulations, les gestes sont réduits et tendus, l’amplitude articulaire n’est pas développée au maximum des possibilités.

Le corps semble rigide, présentant des tensions musculaires. Des gestes parasites apparaissent, notamment au niveau de la nuque. Lors des transitions au sol, la tête reste relevée, le corps apparaît comme un bloc sans dissociation segmentaire. Les élèves qui se trouvent derrière , anticipent le mouvement, ils commencent en avance la phrase commune, ce qui entraîne un décalage du pas de l’élève par rapport au mouvement collectif. Néanmoins, après quelques secondes, ils parviennent à se recaler avec leurs partenaires.
Nous observons également un alignement des pieds, du bassin et de la tête. La mobilité de la colonne vertébrale et de la tête s’effectue le long de l’axe vertical, avec une inclinaison minimale vers la droite ou vers la gauche ce qui ne donne pas d’amplitude au mouvement. Le corps est centré sur la verticalité. Sur de courtes séquences, on observe le buste qui arrive à sortir de cet axe vertical pour aller dans des mouvements plus latéraux et ample. Le regard est fixé devant ou sur une ligne horizontale latérale.

INTERPRETER
“La cognition est un objet d’étude inobservable. Il ne peut être qu’inféré à partir d’éléments observables comme le sont les actions.” (P. Vermersch)
Concentrons-nous sur l’attente initiale du "faire ensemble" en quatuor, cela consiste à exécuter le même geste simultanément, que ce soit un mouvement de l’épaule ou des orteils, et ce avec les trois autres partenaires du groupe. Comment aider les élèves à reconnaître leurs capacités pour les utiliser afin d’améliorer leur action ?


Cette réflexion nous pousse à nous interroger sur la réception d’informations pendant cette activité spécifique. Est-ce que l’élève se concentre sur ses partenaires ou sur lui-même ? A-t- il conscience de ses actions à ce moment précis ? “L’environnement influence son activité tout en étant influencé par celle-ci,” comme l’a souligné David Adé lors de la conférence sur les approches scientifiques des apprentissages moteurs et l’intervention en EPS - mars 2024-. La théorie de l’énaction est au cœur de ce questionnement.
L’attention de l’ élève se porte non pas sur son mouvement, qu’il pense connaître et avoir mémorisé, mais sur celui de son partenaire, anticipant ainsi les actions, ce qui va à l’encontre de ce qui est attendu. Dans ce cadre là, “L’action et la situation se définissant comme un processus circulaire” M. Durand
Cette dualité entre sa propre dynamique et les perturbations de l’environnement, va nous amener à déconstruire pour reconstruire, recomposer pas à pas une organisation signifiante pour l’élève en corrélation avec les attentes de l’enseignant.
Comment trouver la justesse du moment commun ? Et techniquement quel engagement moteur peut être mis en place ?Dans les deux cas, cela demande un relâchement articulaire, c’est la notion “de pré-mouvement, il est la composante initiale du mouvement, engageant la mobilisation interne du corps" définit par E. Lyon, danseuse et enseignante en analyse, celui-ci amènera la disponibilité, source de confort, de "douceur et de précision" R. Chopinot - danseuse et chorégraphe. Cette construction va par la suite, colorer toute la perception et la précision de l’appui pour que le mouvement s’inscrive dans la fluidité, c’est à dire un mouvement sans brisure tant pour l’élève que pour le quatuor. L’appui au sol est un maillage entre sa propre disponibilité corporelle et l’écoute portée à ses partenaires.
CIBLER
"Les gestes fondamentaux sont en quelque sorte des prérequis sur lesquels peuvent se greffer des apprentissages moteurs plus complexes." H. Godard
Dès que le mouvement émerge, le centre de gravité s’organise en chaîne à partir des appuis ou pertes d’appuis -visible sur les deux photos, un duo relativement équilibré, tandis que les deux autres danseurs s’agrippent l’un à l’autre pour ne pas se lâcher. Pour le danseur, c’est autour de ces zones musculaires que le travail suivant va s’orienter. Déconstruire certains repères externes, pour consolider le socle du mouvement.

Quel apprentissage est ciblé ?
Les invariants se résument à ces notions : rendre les appuis plus disponible dans un mouvement simple afin de pouvoir complexifier les apprentissages moteurs par la suite. La base du travail de l’appui, "s’appuyer" "se repousser", respirer afin de libérer les tensions musculaires est le premier axe de ciblage. Un travail sur soi, sur la posture, sa verticalité et la conscience que cela implique.
Puis développer la disponibilité articulaire pour rentrer en résonnance avec l’écoute dans la relation aux autres, ici l’élève a à construire de nouveaux repères, c’est une situation plus complexe : passer du duo au quatuor , pour percevoir l’autre, il s’agit d’avoir la propre conscience de soi dans sa "kinesphère" - Cf. Von Laban pour ensuite, dans un deuxième temps, envisager de varier le placement du corps dans un espace varié : dos, face , proche, loin.... Être à “l’écoute” de soi pour s’adapter et adapter sa danse aux autres.
Sentir ce qui organise les différentes séquences dansées, le "lié" et le sens que pourrait prendre chaque mouvement "pourquoi et comment tu fais ce geste ? Pourquoi tu vas là-bas..."Questionner l’intention dans l’espace scénique du mouvement permettra de clarifier les chemins articulaires empruntés.

Donner du sens au mouvement est pour l’élève une construction à bâtir, le cheminement prend, dans ce cadre là toute sa place. Retrouver une progressivité dans la mise en place des repères dansés, c’est prendre du temps, répéter pour se rassurer. En solo, en duo, en quatuor, ou plus, les repères une fois inscrits et assimilés donnent la trame et tissent le langage commun fondamental du danseur, comme un répertoire. L’enjeu serait de trouver et de partager un espace commun tout en conservant la singularité des corps. "Défaire les repères habituels, découvrir que la vérité manque, considérer les savoirs comme des curiosités exotiques… » Roger-Pol Droit
PROPOSER
Dans ce temps de propositions, il apparaît que rien n’est figé, cela peut-être discuté mais nous faisons le choix, à ce moment précis d’envisager de nous engager dans un travail de proprioception. Stimuler le corps par le mouvement et le toucher, par la connaissance de l’anatomie : le corps est approché parle squelette, les articulations, les ligaments et les muscles. Nous nous appuyons sur le travail du "Body Mind Centering" pour passer par l’expérience incarnée de Bonnie Bainbridge Cohen.
Les élèves vont se mettre par deux, un a les yeux fermés, l’autre guide. Plusieurs possibilités sont offertes pour le guidage notamment dans la pose de la main sur le corps . Dans tous les cas, la pratique s’effectue en silence, focaliser son attention sur ressentir. Nous misons sur une confiance proprioceptive. Ce temps de disponibilité demande à l’enseignant de mener la séquence avec précision, dans le silence attendu et la durée.

Cette proposition s’ancre comme un élément de routine. Se connecter à son corps, ses appuis par l’intermédiaire de l’autre, pour construire des repères internes favorables au bien-être afin d’inscrire des sensations corporelles significatives. La tenue des yeux fermés pour l’élève danseur, engage une écoute de son corps, et une mentalisation, tout ce travail vise à donner plus de place aux autres sens. La place du travail articulaire à ce moment est particulièrement stimulé pour comprendre comment son propre corps fonctionne ? Le déroulé de l’appui , que ce soit le pied , la main, ou toutes autres parties du corps...
Les élèves-guides sont invités à jouer avec la vitesse de déplacement, "vider" ainsi le geste de toute tension, ils amèneront le danseur à quitter et à retrouver sa verticalité , en l’amenant dans différentes directions , différents niveaux, ce qui voudrait dire que ce n’est plus une affaire d’alignement d’« étages » – bassin, torse, tête –, mais de travail de liaisons de pas , de courbes articulaires, de torsions...

Lors de ce travail, la respiration jouera le rôle nécessaire au relâchement mais aussi à la confiance accordée au "gardien" du mouvement ( le partenaire guide) , des allers et retours entre les deux élèves pour percevoir sans dire les tensions du corps qui se mettent en jeu :entrer progressivement dans la situation, commencer tranquillement par la marche en avant, en arrière, quand le guide perçoit la confiance, amener le partenaire plus loin en proposant la descente au sol, le roulé au sol...
Pour l’élève guide, la mission consiste à comprendre le corps de son partenaire, dont l’anatomie, le fonctionnement articulaire, et les points d’appui nécessaires pour le mobiliser de manière précise et attentive. Ne pas imposer mais laisser les réponses se faire naturellement, impulser une énergie générera une réponse corporelle propre à chacun.

Comment se déroule le fonctionnement des articulations ? Quels signaux dois-je émettre pour permettre l’exécution de l’action ? Quels indices dois-je observer pour diversifier les propositions ? Optons pour la bienveillance, en prêtant attention au confort et au bien-être dans cette démarche, qui repose sur un échange de sensations, d’écoute mutuelle, et de disponibilité réciproque. Le mouvement devient alors plus rond et régulier, il s’enchaine naturellement sans déséquilibre, sans brisure dans le mouvement, le transfère du poids du corps passe légèrement d’un appui à l’autre : le pied, le coude, la tête, les épaules...Aucune articulation ne se verrouille, les transitions s’effectuent en douceur, en un mouvement continue.

Observer, écouter, se déplacer, toucher, ressentir, la proprioception est l’interception pour percevoir la justesse du mouvement dansé. Ce travail spécifique, permettra aux tensions de se relâcher et d’atteindre une quiétude pour l’élève. Lorsque le mouvement entre dans la fluidité, nous repérons alors une circulation des énergies sans temps d’arrêt, sans cassure. Il se dégage alors la présence d’un corps dans un espace, où chaque appui est précis, clair et naturel, : un corps à la fois poétique et sensible... La magie de l’instant vécu opère alors....Imaginons l’étape suivante de pouvoir danser ensemble.
Repères bibliographiques
Vermersch, Pierre. Note “Explicitation et phénoménologie”, PUF, 2012
Adé, David. Conférence du 13/03/2024 à Amiens “Approche scientifique des apprentissages moteurs et l’intervention en EPS”
Durand, Marc. "L’enseignement de l’éducation physique comme action située", STAPS, vol. 22, 2001
Repères Cahiers de Danse n°32, “La douceur”, entretien avec Régine Chopinot, nov. 2013
Repères Cahiers de Danse n°33, “La fabrique des appuis”, avril 2014
Godard, Hubert. Le geste et sa perception, in La danse au XXe siècle, Bordas, 1995
Travaux universitaires, site : passeursdedanse.fr